APOLLINE AIR
pour une virtualité joyeuse
Ⅰ
Le petit homme aux cheveux gris lisait le parchemin désabusé de ses mains nues, le temps passait le poussait sans ménagement vers la longue et sombre descente, par la fenêtre ouverte une radio chantait « Oooh Anne-Sophie », il y avait comme toujours ce qui se chante et ce qui se murmure, le petit homme sentait bien que tel jour à tel endroit il avait pris telle mauvaise direction, il se pouvait même que le monde tout entier se fût trompé de route, en vérité il en était certain pour la bonne raison qu’il y avait depuis longtemps plus de murmure que de chant, ce fut peut-être cet amer constat qui incita le petit homme à se lever pour fermer la fenêtre, il était temps de tout fermer de se fermer de s’enfermer mais soudain la porte s’ouvrit, un chant précieux s’éleva qui couvrit le son de la radio couvrit le murmure ou plutôt l’entraîna à sa suite, la petite femme entra prit les mains du petit homme et lui dit « viens refaisons le monde », elle chuchota quelque chose à l’oreille du temps qui passait encore un peu et le temps fut renversé.
Ⅱ
La nuit apollinienne n’est pas la nuit. Le jour apollinien n’est pas non plus le jour. Il ne faut pas se fier à ce que lisent les yeux. Il ne faut se fier qu’au grondement du désir, cascade et fracas et vapeur et quand le désir fait l’averse, il faut se tenir debout juste dessous pour n’en rien perdre.
Voilà et je voudrais oui je voudrais vraiment que tout me vienne de toi, que tes nuits et tes jours qui ne sont ni des nuits ni des jours emplissent tout l’espace de mes bras ouverts, que tu retombes en pluie sur toutes les pages à venir.
Parce qu’au fond je ne veux me fier qu’à toi, de nuit comme de jour me fier à toi seule, c’est-à-dire au désir tout entier.
Ⅲ
Debout sur la chaise je te vois debout sur la chaise c’est ainsi que je te vois debout sur la chaise et
tu ne vas pas tomber il n’y a pas de raison pour que tu tombes aucune raison qui puisse t’amener à tomber sauf
si je m’en mêle sauf si je m’emmêle ou t’emmène ou t’emmêle ou t’entraîne sauf si je suis mal entraîné pour
te tenir te retenir t’empêcher de tomber car toutes les raisons sont réunies pour que tu tombes et c’est là que tu tombes c’est là
que presque tombée quelque chose te retient ce sont mes mains qui te retiennent je te retiens je suis mal entraîné pour
te retenir mais à cet instant tout mon être est concentré dans mes deux mains et je jure que tu ne tomberas pas d’ailleurs
voilà que tu ris voilà que tu dis j’ai failli tomber tu ne dis pas que j’ai failli ne pas te retenir tu ris tu ne dis rien tu ne dis pas je t’aime et
pourtant tout ton être debout sur la chaise tout ton être est concentré dans les deux mains du verbe aimer c’est
ainsi que je te vois et nous n’allons jamais tomber
Ⅳ
La rue est une mère anxieuse et toi tu cours sur le trottoir
tu cours tu cours à ma rencontre tu t’envoles presque
ce sera la première fois ce sera la suivante et toutes les suivantes
toute une rue toute une mère toute l’angoisse du monde
soudain tout oubliée tes bras noués ma gorge serrée
tout droit debout dans ce qui ne peut plus être une rue
qui ne peut plus nous contenir ni cette fois ni les prochaines
Ⅴ
L’hiver que nous respirons est le plus chaud de tous les temps
le ciel tendu de toi à moi fourmille d’éclats de voix
et ça tourbillonne ça fait tourner les têtes
nous dansons jusqu’à la pluie jusqu’à la déchirure
il sera temps demain de recoudre nos âmes
pour l’heure l’abîme nous sied
l’hiver se chauffe à nos deux fois trente-sept degrés centigrades
Ⅵ
Je ne t’ai pas connue sur le pont Mirabeau
je n’aime pas les ponts je n’aime pas les failles qu’il faut enjamber
je t’ai connue sans faille rien ne nous séparait
ni l’accident des âges ni les croyances somnifères
nous étions oui c’est cela nous étions unanimes
nous nous serions connus à tout autre moment
en tout lieu en tout temps nous nous serions toujours connus
qui pouvait nous en empêcher
Ⅶ
Je dis bonjour madame
à la petite fille juchée sur des échasses
je dis comme elle est grande et l’été applaudit
il y a trop de lune
dans ce fragment de ciel
mais cela nous suffit
le repas sera long mais nous avons toutes nos vies
toutes pliées devant nous toutes multipliées
et lorsque le chemin s’avance
nous le prenons à notre bord
pour l’emporter au-delà de nous-mêmes
jusqu’à la marelle étourdie
qui nous verra grandir bonjour monsieur bonjour madame
il y a sur ce nuage plus d’enfants qu’il n’en saurait porter
cela devrait nous suffire
Ⅷ
Jette tout jette les mots
j’ai retrouvé les étoiles
il ne faisait pas si chaud
au hasard sur le papier
sur le ciel de la maison
au cœur de cet hiver-là
qu’ils se cherchent d’autres sens
j’ai juste levé les yeux
mais nos ruisseaux réunis
qu’ils déneigent d’autres traces
et je les ai retrouvées
plus tenaces que le gel
et d’un simple tremblement
elles se réinventaient
brûlaient d’un même désir
de tes lèvres éveillées
je les ai toutes comptées
et ce n’était plus l’hiver
que la parole s’anime
puis j’ai replié le ciel
ce n’était que toi et moi
mot à mot entre les lignes
et j’ai rangé la maison
sous les draps d’un temps nouveau
Ⅸ
Le chemin se cabre
nous tombons enfin
cascade et fracas et vapeur
tombés en tombés de tombés sur
ensemble fragmentés recomposés tout emmêlés
nous voilà de nouveau tout nouveaux renouvelés
jetons tout jetons les mots
viens refaisons le monde
vieux monde vieux silence tapi dans sa peur
viens je dis viens je dis refaisons le monde
maintenant
Ⅹ
Du vent de l’eau du sang des rêves
du vent de l’eau du sang des rêves
le temps m’appartient le temps se dérobe
du vent de l’eau du sang des rêves
je n’ai peur de rien l’effroi me saisit
du vent de l’eau du sang des rêves
je reviens de loin je n’ai pas bougé
du vent de l’eau du sang des rêves
je suis un enfant j’ai deux cent mille ans
du vent de l’eau du sang des rêves
du vent de l’eau du sang des rêves
il faut changer le monde il faut rompre les digues
du vent de l’eau du sang des rêves
balayer le vieux monde enchanter l’avenir
du vent de l’eau du sang des rêves
nous sommes des enfants le temps nous appartient
du vent de l’eau du sang des rêves
nous revenons de loin nous n’avons peur de rien
du vent de l’eau du sang des rêves
du vent de l’eau du sang des rêves
balayons l’effroi enchantons la peur
du vent de l’eau du sang des rêves
dérobons le temps revenons de tout
du vent de l’eau du sang des rêves
enfants du vieux monde enfants immobiles
du vent de l’eau du sang des rêves
balayons les digues allons de l’avant
des chants des cris du temps des flammes
du vent de l’eau du sang des rêves
Ⅺ
Aimez n’aimez pas
dansez ne dansez pas
espérez n’espérez plus
nos voix entrelacées ont brisé les barreaux de la cage
alors aimez aimez ne perdez plus de temps
alors tombez tombons dans ce puits d’espérance
alors griffons griffez la joue des mauvais jours
le chant de notre amour est entré dans la danse
vous nous reconnaîtrez dans la poussière du matin
dans le désordre des étoiles au parchemin des nuits
vous nous reconnaîtrez et nous vous rejoindrons
alors aimez dansez luttez alors créez
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